Fragment 2

Elle appréciait le calme car il appelait une tempête. Dans le fracas du monde elle était allée à rebours, prenant le temps d’écouter son corps, se remettant en phase. Toucher un objet la catapultait dans un futur chaotique. Elle se voyait prendre un chewing-gum et souriait : plus tard, ce simple petit bout parfumé serait un reliquat d’un autre univers. Il ferait partie de ces madeleines de Proust, vieil héritage de procédés douteux. Elle s’écrivait des mails qui racontaient ses visions, fragments incompréhensibles d’autrui qui avaient pour toute valeur l’énergie utile et alors si peu chère qui le permettait. Geste devenu anodin en pas une décennie, il était désormais un trésor. Elle imaginait les rares serveurs lointains qui maintenaient quelques savoirs encore en vie et souriait alors, dans ce présent où la chaleur était un bien commun. Un simple bouton à tourner et tous vivaient, passaient les hivers avec de petites maladies bénignes. Elle se souvenait des visites chez le docteur dès les premières toux. Ce demain-aujourd’hui la terrifiait et pourtant les signes étaient déjà là : accoutumance à la violence, petit écran crachant le sang, la détresse et les cris de comédiens payés – payés ! – pour simuler. La psyché collective était bercée de ces réalités à venir, sous des formes de contes « modernes » qui promettaient une suite plus heureuse. Les méchants perdaient, les valeurs phares étaient restituées quasi intactes au plus grand nombre. Son esprit la torturait du plus tard, de ces temps où débrouillardise et connexion forcée se passaient de médias.
Ces allers et venues l’épuisaient mais elles la rendait plus forte, à son insu.

Pleine, elle ressemblait à la lune, rayonnante avec douceur, en prise directe avec un être qui croissait, avec un métabolisme assaini, avec des fluctuations connues de milles autres qu’elle appréhendait à son tour. Calme encore, assurée et pourtant façonnée de doutes, de questionnements. Son horloge interne lui soufflait des savoirs ancestraux, apaisait son esprit, lui permettait d’avancer et de tenir bon malgré la fatigue, les courtes nuits, les réveils imputés à son hôte. Elle laissait une place à cette vitalité naissante, à cette annexe d’elle-même. Elle se construisait, écoutant, se réfugiant en un ailleurs intérieur plein de quiétude qui lui offrait une maturité toute neuve. Elle parcourait des terres mystérieuses et pourtant si empruntées. Elle percevait les changements, les regards porteurs de compréhension de ces autres, ce savoir qui ne s’acquière qu’avec l’expérience et l’acceptation d’être humble, unique, si semblable pourtant.
Elle se balançait de cette démarche caractéristique, croisait des yeux qui savaient, des cœurs qui vibraient à l’unisson.
Elle était encore une fois étrangère à son monde mais pleine de légitimité. La société acceptait ce temps, bon gré mal gré. Les heurts existaient mais il suffisait de dévier un peu, d’emprunter les bons chemins, de suivre les balises posées par d’autres, avant, bien avant, qui avaient modelé d’autres femmes, permis à cette voie de se perpétuer malgré tout.
Le soutien et l’adhésion se supposaient ou étaient. Qu’importait, seules les secondes qui s’écoulaient alors étaient réelles. L’autour disparaissait, les chemins bourbeux étaient délaissés avec une étonnante facilité. Elle découvrait les pouvoirs de la foi véritable, de cette force motrice que beaucoup ne s’expliquaient pas autrement que par une volonté supérieure, un ou des êtres sublimes, inatteignables mais valides comme indicateurs. Elle souriait encore, sachant où se trouvait ce GPS qui n’avait besoin ni d’écran ni d’électricité pour exister et être consulté. Pas d’anges, pas d’esprits, pas de folie. Le chemin était indiqué, les balises étaient en place, ne restait qu’à le suivre.
Oh, les justifications sociales devaient être données, nulle n’y coupait. Mais elles étaient un bien piètre sacrifice au regard des gains. Elle voyageait, assise dans des trains, paisible car intouchable, inaltérable. Elle voyageait encore, dans sa tête, avec son âme. Elle pesait mille tonnes mais pouvait voler, libre comme l’air, légère car gonflée d’hélium, sans craintes de ne pas revenir : une simple respiration la ramenait à son enveloppe.
Les odeurs, les couleurs, les émotions s’emmêlaient en un formidable tableau chatoyant, vivant, évoluant. Elle se dirait plus tard que c’était son rêve de dragon, dont elle connaissait les issues, les impasses mais aussi les voies de non retour à emprunter, celles-ci déterminantes mais si douloureuses de prime abord qu’il ne fallait pas réfléchir. Sauter, puis se retourner, toujours dans cet ordre. Elle avait commencé son errance, balle de ping pong acceptant les rebonds comme autant de chances, comprenant les nécessaires arrêts temporaires comme autant de strictes nécessités pour repartir. Elle ne réfléchissait pas aux angles pris : ils déterminaient une trajectoire sur laquelle elle n’avait aucune prise. Bénéfice de la naïveté ou sagesse enfin atteinte, elle percevait simplement ces courants, surfait, se laissait porter. La rive apparaissait souvent, mirage plein de fruits lourds et juteux comme autant d’appâts. Aucune n’était si accueillante, les pièges grossiers se dévoilaient sitôt dépassés. Elle laissait de côté nombre de choses, pragmatique par nécessité, femme éveillée aux yeux clos, femme endormie aux yeux grands ouverts sur un avenir nu qu’elle refusait de transmettre. Elle avait essayé, oh oui ! Ses contemporains n’étaient ni prêts ni ouverts. Accrochés à leurs acquis matériels, refusant le voyage alors qu’ils n’avaient jamais été si mobiles, refusant les clans, les obligations communes, se les relançant comme autant de patates chaudes.
Nulle envie d’être elle n’émanait de ses connaissances, proches ou amis. Nulle reconnaissance non plus mais cela lui était indifférent. Elle ne les enviait que pour cet aveuglement total, ce refus de regarder le ciel, de voir les astres et de contempler leur bal. Les messages se perdaient, restaient en suspend, offerts à des personnes qui ne voulaient surtout pas en connaître la teneur ni même l’existence.

La création commença à se manifester. A nouveau. Ce furent les prémisses de ses peurs, phénix revenant continuellement. Au départ elle ne le comprit pas ainsi, elle mit ses désirs fous sur le compte de la maternité, de l’envie désespérée de léguer « quelque chose », de faire de l’unique, même laid, même standardisé. Puis se furent les rêves, les prémonitions. Et avec le retour choisi à la vie active, elle décida de se créer de toutes pièces son aliénation nouvelle, celle qui devrait lui apporter joies, colères, frayeurs et revenus. Elle ne niait ni les désirs de reconnaissance, ni le besoin de briller. Et dans cette quête, la stricte nécessité d’appréhender un vieux métier, des savoirs-faire qu’elle savait prendre de la valeur ensuite… Ce fut l’étincelle. Toute petite, insidieuse, en forme de clin d’œil. Un prétexte à la légitimité somme toute.
C’était un élément essentiel, un savoir indispensable, un de ceux ayant tant de valeur que le troc redevenu nécessaire à la survie était assuré.

Le point d’équilibre était trouvé, restait alors à le mettre en pratique.

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