Le désordre engendre le stress qui engendre la fatigue. Au bout, la détresse et la fureur. A l’opposé, le calme et le confort douillet de se sentir juste un, d’accord avec son corps. C’est le « bien dans ses baskets », cette hygiène qui mène à l’équilibre, ces petits riens qui mis bout à bout ramènent la sérénité.
Elle s’était noyée, allait partout et nulle part, s’éparpillait et avait des fuites d’énergies. Bon nombre en profitaient, elle initiait des groupements, fédérait des gens, apaisait les tensions alors que les siennes croissaient de manière exponentielle. Elle ne voyait pas le bout de ce fameux tunnel, ni jour ni lumière, pas même un simple changement dans l’obscurité, de ces petites nuances qui laissent deviner la sortie. Et un pas plus loin, elle se retrouvait en pleine lumière, aveuglée, pantelante. Les parfums l’enivraient, le jour la terrifiait parce qu’elle n’y voyait plus rien. Elle écoutait son cœur, ses battements et savait qu’elle devait continuer à avancer. Aller où ? Faire quoi ? Peu importait, parfois mettre un pied devant l’autre permettait de simplement bouger, évoluer et de pouvoir plus tard se retourner pour contempler le chemin parcouru. Elle se moquait de ne pouvoir contempler le paysage, de le voir simplement défiler du coin de l’œil. Elle se faisait confiance, le cerveau enregistrait tout et lui restituerait le moment venu les détails à aligner pour retranscrire les montagnes et les lacs qui avaient été longés.
Mais la panique pouvait être traîtresse et l’arrêter en chemin. Elle connaissait les risques de l’arrêt non choisi, le déterminisme de la paralysie. Elle savait qu’elle se réfugiait alors dans ses rêves, Madame Bovary des temps modernes, prompte à s’imaginer un prince charmant prêt à prendre en auto-stop une femme plantée là et à lui offrir l’impulsion pour repartir… Plus loin dans ses rêves. Miroir aux alouettes dans lequel ses contemporains se miraient ou s’évitaient, selon leur caractère. Le sien oscillait entre les appels de l’intangible et ses responsabilités matérielles, ses impératifs non négociables. Elle avait besoin de se mettre constamment en danger, d’évoluer sur la brèche, d’arriver au point de non retour pour mieux s’élancer. Elle faisait peur car en apparence cela glissait sur elle comme de l’eau. Mais au fond, elle était terrorisée, elle se sentait comme ces charmants lapins boules de poils pris dans les feux d’un bolide rugissant. Elle se tendait en attendant l’impact, celui qui mettrait un terme à ses rêves, ses espoirs et sa culpabilité croissante.
Paradoxalement son ange gardien ne faisait jamais rien sauf dans ces situations précises. Elle le narguait, jouait un jeu dont les règles échappaient au commun des mortels. Comment expliquer ? Pourquoi le faire d’ailleurs ? Son inconscience était le moteur de sa puissance, son endurance formidable la portait loin, bien plus loin encore. D’aucun s’en étonnaient, d’autres la moquaient. Elle les laissait de côté, ne s’expliquant que très rarement, lançant les mots comme autant de billes qui roulaient au loin, percutant les obstacles invisibles pour mieux rebondir sur les âmes et les marquer.
Ses mots faisaient de même. Elle se cherchait au milieu d’un monde dont on disait qu’il était injuste. Elle écoutait son intuition, cette voix qui murmurait « donne, aie confiance, donne encore. Tu auras un juste retour, ne l’attend pas, il viendra c’est tout ». Elle cultivait l’attente, sachant que les remous pouvaient mettre des semaines, des mois voir des années avant de lui revenir, amplifiés ou diminués. Elle se basait sur le triple retour, sur l’intention et d’autres valeurs ésotériques, maigre consolation qui lui tenait lieu de trame d’existence. Mais cela lui suffisait. Son cœur battait, son travail était un point d’appui pour d’autres, elle aimait ces ambiances de francs tireurs, sans comptes à rendre, avec ses idées que d’autres reprenaient à leur compte, avec celles qu’elle passait juste en attendant qu’elles soient portées et grandissent. Elle aimait aussi tout quitter, lâcher prise et revenir ensuite, ou pas. Elle ne le vivait pas toujours bien, soit, soyons honnête jusqu’au bout. Mais elle imaginait les ruptures comme autant de ponts et d’attaches, pas forcément dynamités, parfois juste laissés de côté pour y revenir ensuite, comme on retourne dans son village natal ou dans une rue que l’on aime. Les murs sont là, les fleurs dans les pots ont changé, les itinéraires des bus aussi, les gens ont vieilli mais c’est une ossature que l’on contemple. Et l’accueil. Ce sentiment qui nous étreint lors des premiers pas, le regard qui balaye les lieux avec une acuité nouvelle, les rires qui résonnent, le vocabulaire qui n’est plus tout à fait le même alors que les accents chantent encore avec cette scansion si particulière.
Oui les retours pouvaient être évités, douloureux, étrangers ou agréables. Elle acceptait ce fait, acceptait la réalité d’un vieillissement doux mais déjà amorcé. Elle se sentait « vieille sage » dans un corps jeune, jeune vierge dans une enveloppe déjà usée. Les paradoxes la pétrissaient. Elle s’en étonnait, s’en nourrissait, s’y abreuvait comme autant d’éléments fondateurs de sa maturité croissante. Elle les dissociait du présent, les enfermait dans autant de petites cases qui lui servaient ensuite de réacteurs. Elle se sustentait du quotidien, de l’émotion. Comme ces autres femmes qu’elle voyait marcher et d’un coup s’arrêter sous cette glycine en fleurs pour en humer les notes au soleil. L’important résidait là, dans ces instants volés aux contrariétés, aux obligations. Sagesse de vieux, personne n’en voulait avant un certain stade et un fois atteint, inutile de partager verbalement. C’étaient sourires fugaces et yeux qui brillent de la compréhension. C’était l’ouverture et la reconnaissance par ces autres vieux sages fous et poètes du palier franchi, de la connaissance appréhendée. Premiers pas hésitants vers une initiation à la vie.
La trilogie se déployait alors : lumières couleurs odeurs. Les textures étaient transcendées, mises en notes pour mieux être restituées par les vents. Caresse d’une brise, gifle d’une bourrasque, frôlement d’un esprit errant heureux de pouvoir être aperçu quelques fractions de seconde. Besoin de partage mais schizophrénie de la solitude. Turpitudes d’adolescent retrouvées et peur de l’avenir. Sagesse de la roue qui tourne mais crainte du jugement du dragon-qui-sait. Féérie des saisons couplées aux vicissitudes d’un temps qui se distend mais implacable reprend ses droits d’une torsion. Retour au réel. Brutal, féroce, implacable.
Jugement des autres.