L’ancrage temporel était compliqué. Il allait et venait, elle ne contrôlait pas la venue ni la fréquence des flashes. Elle vivait au rythme étrange de ses visions, naviguait entre des aperçus effrayants d’un futur en constante mutation et des retours dans son passé. Les clés se trouvaient entre les deux, les liens existaient sans qu’elle puisse forcément les identifier. Ses voix intérieures lui soufflaient des messages cryptés. La réponse est dans la terre. Regarde tes racines. Parcours le monde souterrain. Ou des allusions à l’animalité. Son instinct lui sommait de lâcher prise et sa vie se morcelait. Parfois de longs mois, voire des années lui laissaient un répit et elle occupait un emploi. Puis elle se sentait inutile ou pas à sa place et reprenait sa quête. Elle savait qu’elle devait rejoindre une situation, sans savoir laquelle. Elle savait qu’elle devait être dans un là, mais lequel ? Elle sentait qu’elle était à la poursuite d’un « quelque chose », mais quoi au juste ? Mystère…
Elle tanguait, se laissait porter car c’était à la fois le plus simple et pourtant ceci lui demandait des contorsions, il fallait expliquer, justifier pour obtenir et bouger. Elle s’épuisait, parvenait à un équilibre et trébuchait de nouveau.
Ses sentiments lui menaient la vie dure. Pourtant elle s’accrochait et s’écoutait, acceptant de ne pas comprendre. Elle racontait de belles histoires, se faisait conteuse et offrait à son auditoire du moment ce qu’il attendait d’elle. A quoi bon dire le vrai ? Elle passerait pour folle ou une douce rêveuse. Alors elle mettait un pied devant l’autre et se contentait de cette marche irrégulière. Elle reprenait parfois sa respiration, profitait d’une accalmie car elle savait qu’ensuite il y aurait encore des épreuves, des temps où ses forces devraient se mobiliser. Mais pas tant qu’après ce point de rupture. Il se tenait parfois tout proche, à une ou deux encablure de rêves, et parfois s’éloignait, lui offrant l’illusion que ce serait pour un advenir lors d’une prochaine incarnation. Mais elle savait, elle était convaincue au plus profond de son être qu’elle vivait en suspend dans un monde en crise qui était bordeline et dont la modification profonde aurait lieu sous ses yeux. Elle subirait et devrait se maintenir, petite lueur parmi tant d’autres ballottée en tous sens, responsable d’autres âmes à guider aussi. La tâche serait complexe, éreintante, profondément transformante. Elle se sentait minuscule, démunie et pourtant déjà armée en un sens, puisque prévenue.
Ses retours au présent étaient aussi surprenants que les superpositions passé/présent présent/futur et ceux plus illogiques où les trois allaient de concert, où les échos partaient de l’un et répondaient à l’autre sans dégager de motif précis.
Ses rencontres lui rappelaient bien souvent que d’autres empruntaient le même chemin et qu’ils étaient bien souvent plus avancés qu’elle. Elle sentait les jonctions, les regards posés sur elle, les petits sourires et les longues observations. Les jugements lui importaient peu, tous subissaient ce même appel. Les décryptages variaient, les traductions aussi. La sienne était tout aussi personnelle, mâtinée d’un vécu déjà violent, de difficultés surmontées au prix de travaux au long cours et de recherches intérieures parfois très profondes. Les résonances pouvaient aller très loin et porter sur plusieurs niveaux. Elle sentait sa chrysalide, les mutations qui opéraient, elle savait qu’elle rayonnait différemment et elle refusait plus souvent qu’à son tour les élévations. Celles-ci survenaient malgré elle. Elle ne pouvait garder le contrôle constamment, mais comme un insecte tient à se brûler les ailes sur une lampe, elle essayait encore et encore.
Elle dialoguait, paradoxe de ce besoin profond. Elle instaurait un dialogue intérieur quasi continu, elle avait tant de choses à se dire. Elle avait ce besoin impérieux de se regarder vivre pour ne pas perdre pied et rester tant que possible avec ses contemporains. Mais rien ne pouvait empêcher cette transition. Alors elle se parlait, rétablissant les liens entre ses différents corps et son corps physique. Elle philosophait pour elle, renvoyant les autres à leurs idées, faisant progresser ses pensées, jalousant parfois ceux et celles qui parvenaient à exprimer les leurs avec tant de facilité. Elle restait en prise, et jugulait ses envies en peignant, en rédigeant des textes qu’elle laissait traîner, feuillets non numérotés voués à la dispersion quand ce n’était pas à la disparition. Elle ne voulait plus être influençable et subissait pourtant une multitude d’influences croisées. Elle ne les retraitait pas, l’inspiration venait d’ailleurs Mais ces bribes formaient des bouquets et finissaient par ressurgir de façon inattendue.
Elle fatiguait ses proches, tête en l’air aux pieds curieusement rivés au sol. Elle refusait de danser : elle entrevoyait la puissance des corps en mouvement. Elle chantait pour conjurer sa peur, tout bas et rarement juste mais cela lui importait peu. Elle parlait pour autrui, revivait les scènes désagréables jusqu’à trouver une porte de sortie honorable qui puisse lui permettre de laisser ce point de côté le temps de trouver comment vraiment le traiter. Elle attrapait parfois un stylo et une feuille pour coucher sur le papier les mots qui pansaient ses maux. Les destinataires étaient surpris. Elle savait dire le vrai, balancer son ressenti. Elle n’avait définitivement pas sa place dans ce monde où politique et faux-semblants étaient de mise. Trop de rigueur, trop de rétention. Elle risquait une embolie des sentiments et elle connaissait le poison que cela insufflait dans les veines. Elle souriait en lisant des textes pseudo-ésotériques sur les enfants et adultes indigo, ces prétendus êtres ultra sensibles. Elle n’en faisait pas partie, elle n’était juste qu’un enfant dans un corps d’adulte qui oubliait parfois les règles les plus sommaires de la vie en société. Mais elle refusait de vivre en marge, de se laisser coller une étiquette et dépensait une énergie folle à vivre au milieu du reste de la société.
Elle s’interrogeait et avait peur pour son enfant. Son lien empathique était très fort et elle voyait toute l’intelligence et la sensibilité de ce nouvel être. Elle le distinguait aussi chez d’autres, souvent à l’état latent ou pire, déjà atrophié alors que les petits n’atteignaient pas encore l’âge de raison. Cela l’effrayait. Cette amputation lui semblait effroyable, à elle qui ressentait si fortement les choses. Elle ne trouvait aucune justification et ne pouvait que compatir. Elle ne comprenait pas que l’on tranche cette capacité, qu’on la réduise à presque rien, qu’on l’endorme alors qu’elle était si utile !
Elle s’étonnait également de ces nouvelles formations pour réapprendre à décrypter ces aspects. On les bariolait de termes pseudo-scientifiques, on en faisait une science pour mieux vendre ce qui était déjà inscrit en nous. On simulait l’empathie pour les pires raisons qui soient et avec pour seule finalité la manipulation. Évidemment, à l’insu de son vis-à-vis. Ce monde la consternait et il lui était difficile de réussir à s’inscrire dedans de façon durable. Elle croisait d’autres errants, la plupart vivaient reclus pour ne plus avoir à se battre, louvoyer ou se travestir. Elle voulait vivre au grand jour mais comprenait combien cela lui coûtait. Pourtant il était important de rester, de s’intégrer, il fallait que certains soient là. Les pions se plaçaient, poussés par un hasard qui n’en était pas un. L’échiquier était vaste mais la stratégie pensée en terme de globalité, ce n’était pas un problème. Tout ce qu’il fallait c’était lâcher prise au bon moment. Et convaincre ces âmes, celles qui ne ressentaient pas, celles qui voudraient rester. Pas question de laisser les aimés, il faudrait être forte. Oui, cela elle le discernait très clairement.
Le temps viendrait, et l’accalmie ne serait pas forcément très longue…
Il y avait tant à faire pourtant dans cette intervalle !