[20 : De buts en buttes…]

Elle avançait, fourbue. Un pied devant l’autre, tête baissée et bras le long du corps. Elle n’attendait plus rien, ne cherchait même pas à relever son regard. Peu importait où elle se rendait ; elle s’était rendue. Dépassée par les événements, encore et toujours en décalage, en sachant qu’elle était là où elle devait être mais sans l’accepter pour autant.
Elle se sentait aussi peu maîtresse de sa vie qu’une brindille emportée par un torrent. Elle remâchait son dépit et vivait l’instant présent en cherchant à saisir tout le kaléidoscope des couleurs, en savourant chaque sensation, en humant l’air, lapant l’eau et écoutant de toutes ses oreilles.
Son âme à vif quêtait une ouverture, un moyen de reprendre la main sur une destinée qu’elle jugeait bien pauvre. Elle renonçait. A de petits éléments qui lui tenaient à cœur, s’imaginait qu’une ascèse stricte lui permettrait de retrouver le fil de cette vie qu’elle voyait filer sans bien en saisir le moindre sens.

Et elle s’en voulait. De tout, de rien, de ces moments où elle aurait voulu pouvoir dire qu’elle gérait la situation alors qu’elle lui échappait totalement.
Au quotidien elle se sentait heureuse, pourvu qu’elle ne regarde pas l’ensemble du tableau. Alors elle s’oubliait, laissant s’écouler heures et jours sans y penser. Elle voyait les marques du temps affecter son corps, mais ses pensées étaient loin, très loin.

Elle buvait la coupe amère d’une leçon de vie.
Une de plus, une de celles qui nous font tellement grandir, qu’on regarde ensuite avec une affection profonde. Oh oui ! Elle savait bien que lutter ne servirait qu’à disperser ses quelques forces. A perdre temps et énergie. Alors elle lâchait, sans vraiment se distraire pour autant. Elle savourait par anticipation ce dénouement qui lui ferait dire que la patience est reine. Qu’elle permet des exploits fous, que l’opiniâtreté bien placée soulevait des montagnes. Elle se berçait de mots, sans qu’aucun ne parvienne à soigner son cœur à vif.
Elle s’en voulait et de là, propageait ces drôles de pensées. Certes, dès qu’elle prenait conscience de son attitude elle s’en mortifiait et s’arrêtait pour respirer. Elle remerciait ses amis et proches, conscients de ses troubles et bien présents pour la soutenir. Alors elle culpabilisait de ne savoir progresser seule, de retomber dans le stéréotype, d’incarner l’archétype de la damoiselle en souffrance, frêle, à laquelle tendre la main était nécessaire. Elle enrageait de ne pas réussir à rebondir assez vite à ses yeux. D’être ce qu’elle était. Cet état dont si peu étaient au courant, cette affection qui la limitait tant dans la société actuelle alors qu’elle était si précieuse, si utile par ailleurs !
Elle se laissait gouverner par ses rêveries, seuls instants où elle recouvrait son calme, son espoir et un sentiment de liberté.
Entravée, fatiguée et au beau milieu de l’hiver.

Évidences !

Elle refusait ce choix pourtant. Abandonner, ne même plus espérer. Ne plus y songer. Faire son deuil.
Face à ceux et celles qui semblaient impressionnés par sa façon de traverser la vie, elle se croyait incarner un imposteur. Elle voyait ses faiblesses, ses manquements, ses doutes et ses peurs. Limitée, ligotée par cet ailleurs, ce choix, cette ténacité qu’elle pouvait démontrer sur tant d’autres sujets lui faisait cruellement défaut. Douleur face à un non-choix, sentiment de révolte car elle ressentait comme une obligation à mener les choses à bien, tâches qu’elle se savait être outillée pour faire aboutir mais refus net et non négociable. Sentiment de tromperie, d’avoir encore une fois reçue une pensée pour une brique. Immobilité. Fixité. Négation du mouvement, du rythme, de ces nombreux interlocuteurs du quotidien.

Silence.

Perception des lignes de forces en vision macro. A sentir si intensément les changements qui se profilaient, à se sentir prête et pourtant à ne savoir par où commencer. Attente dans cette électricité qui sous tend l’arrivée… De la neige, des grands vents, des changements puissants qui font vaciller les plus gros rochers sur leur base. Alors elle, avec sa version poids-plume et ses réactions irréfléchies, inattendues et particulièrement éthérées, elle s’attendait à être ballottée en tous sens. A prendre l’orage de plein fouet et elle se sentait démunie.
Elle savait que se cacher, mettre la tête sous l’oreiller ne lui serait d’aucun secours. Et qu’elle n’avait aucune marge de manœuvre actuellement. Alors elle se résignait, humait l’air et ne pouvait que constater : les effluves étaient de plus en plus prégnantes. D’infimes notes si rares qu’en faire mention provoquait le rire hier, aujourd’hui elle ne comprenait pas comment le commun des mortels ne pouvait en être conscient. Elle s’interrogeait, faisait état de ses doutes et nombre d’échos lui revenaient. Elle n’était pas folle. Ni même presciente, elle faisait juste preuve d’agilité intellectuelle. A croiser et recroiser les sources, à accepter le devenir. A discerner les grandes lignes tout en sachant que sa vision ne pouvait être que distordue. Mais que sa petite lorgnette plus donnait déjà de sacrées sueurs froides. La faisait pleurer. Lui apportait aussi quelques sourires, quand les lignes se déployaient si loin qu’elle n’avait plus que des cheveux blancs. Étranges éclaircies, mâtinées de sentiments si indescriptibles au profane. Solitude immense. Et autodérision face à ce qui lui semblait être une mauvaise farce, un tour bon pour l’envoyer consulter un psy et se faire confiner dans un « ailleurs » loin de tout. Angoisse de basculer, de blesser autrui. Rires – avec de petites traces d’hystérie – quand elle croisait virtuellement les traces de ceux et celles qui ressentaient / pressentaient ce devenir. Parce que face à ce qui nous attend – et qu’est-ce que ça arrive vite ! – nous ne sommes rien.

Humilité.

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