Elle avait tout changé. Pris des tournants, des décisions, petites et grandes. Elle avait cherché à se mettre en cohérence, à joindre ses actes, ses pensées et ses dires. Elle avait progressé, passé des nuits à grelotter seule sous ses couvertures, des jours à arpenter intellectuellement des sentes improbables, parfois elle s’était littéralement perdue dans la forêt et avait suivi son instinct, sentant son corps la guider tout autant que son intuition. Elle avait cheminé, griffonné des pages et des pages, pleuré plus souvent qu’à son tour… Évacué, chassé, analysé, calmé, apaisé, réconforté, écouté… Appelé, longtemps, souvent et si fort !
Parfois, au détour d’un chemin elle avait senti le souffle de l’Alchimiste. Il lui était même apparu quelques fois, le temps d’un échange bref et joyeux. Mais le plus souvent il jouait les ombres. Ses semblants de réponses la rendait d’une infinie tristesse. Elle attendait encore et encore, persuadée que la période de reconstruction qu’il avait instaurée serait une bonne chose.
Et il y avait eu l’accident.
Elle avait été meurtrie et choquée. Rien de dramatique mais son lien à la Nature avait été provisoirement atteint et elle avait appelé son alter ego. Son besoin de réconfort était inextinguible. Face à ses silences répétés, elle avait insisté. Et avait fini par se regarder en face. Dans le miroir, là où elle refusait de s’accorder le moindre coup d’œil. Son comportement passé au crible. Et rien ne le justifiait plus, même à ses propres yeux encore trop complaisants. Elle avait décidé de rompre le lien. Et pour cela, rien de plus simple.
Découvrant son état, elle se devait d’accepter la solitude. La vraie, celle où ni support ni chaleur ne venait de l’extérieur. Rebâtir son cœur, assumer ses rayures, avancer dans la construction de son identité pour pouvoir l’incarner dans sa plénitude. S’ouvrir au monde et se montrer telle qu’elle était réellement. S’ouvrir. Aimer. S’embrasser en tant que petite sorcière balbutiante, aux inspirations heureuses. Trouver sa place, opérer les changements nécessaires et accepter ses limites, trouver ce qui la faisait vraiment vibrer dans ce monde, ce qui lui faisait naître un sourire spontanément, et concilier le tout avec ses engagements.
Sous les frondaisons, les gouttes de pluie se faisaient douces et leur rythme martelant les feuilles guidait celui de sa marche. Elle savourait ces odeurs d’humus et de bois, celle de la poussière qui retombait et souriait aux quelques bravaches chants d’oiseaux qui préféraient voir le soleil à l’horizon.
Elle s’arrêtait devant les bourgeons naissants, saluait les fleurs et les champignons, suivait sa boussole interne – complètement déréglée – pour aboutir devant un ancien lieu de culte et son bassin… Entendait l’appel des gnomes, tournait autour du tas de pierres – vortex et lançait l’appel. Le silence assourdissant de l’Alchimiste encore, comme une aiguille si pointue et affûtée. Et la voix amie, la sororité, la proposition spontanée et immédiate.
Alors elle prit le chemin du retour. Celui de son identité, de ses désirs bafoués, des promesses tissées de vents car non formulées. Lasse de la manipulation, des contacts inexistants et encore nourrie d’expériences qui l’avait ramenée si loin en arrière, dans une insouciance si heureuse, si empreinte de légèreté, elle franchit le point de non retour. Pour se retrouver, pour tenter de restaurer sa dignité, parce que dans le creuset de sa transformation il y avait in fine cette épreuve à passer. Quitte à tout perdre, à ne plus rien accepter d’office, à devenir méfiante et à s’amputer d’un lien précieux.
Plus de compromis bancals, plus d’orgueil dans la séduction, plus de fantasmes adolescents. Place nette, découpe franche et points de suture à vif. Non, elle n’avait pas emprunté le chemin pour céder à la facilité ou perdre du temps. Oui, elle se méritait. Même si elle était tant imparfaite, même si elle ne souffrait aucune comparaison, même si elle n’était que ce qu’elle était.
Noyée dans son chagrin, elle en était comme anesthésiée. Et c’est dans cet état, déconnectée de son corps douloureux et portant encore les séquelles du choc, qu’elle encaissa celui émotionnel. Le physique résonnait à l’unisson de sa peine. Elle se sentait réservoir de pleurs ancestraux, capable de laisser aller une douleur qui la dépassait complètement. Les rites et les temps allaient devoir s’enchaîner pour exorciser tout un ensemble d’éléments qui n’étaient plus en phase avec la fluidité dont elle avait pris nouvellement conscience.
Que le travail soit solitaire lui semblait désormais nécessaire. La complémentarité, elle la laissait à d’autres. Sa voie n’était pas là, pas maintenant. Son cœur ne vibrait pas d’autre amour que celui maternel et sauvage. Sa louve intérieure réclamait l’apprentissage d’un tantra acétique. Cela lui convenait. Elle observait les cycles, acceptait les états d’âme qui en marquaient les étapes, revenant cycliquement pour mieux lui rappeler sa solitude choisie et ce qu’elle impliquait. Elle comptait les mois, sachant que certains de ses rêves prenaient la direction d’un deuil pénible mais nécessaire. Elle devait se stabiliser, apaiser encore ses voix intérieures, consoler son enfant intérieur et avancer les yeux fermés, pour mieux laisser son âme la guider.
Nul choix ne lui paraissait être le bon, aussi jeta-t-elle les dés sans regarder les résultats et elle s’avança sur un autre sentier, plus sombre, plus étroit et bordé de ronces. Ses premiers pas trébuchants lui tirèrent des larmes, les branches mi-basses s’emmêlèrent à ses cheveux laissés libres et de fins rameaux vinrent se mêler à son col. Elle n’enleva rien, se fondant dans les cadeaux de Mère Nature, cueillant les asperges sauvages pour les savourer comme autant de cadeaux précieux. Elle présenta ses hommages au Petit Peuple, se reconnaissant comme sourde et aveugle, se présenta à des lieux encore inconnus d’elle et erra. Ainsi marqua-t-elle ce chapitre et décida-t-elle d’envoyer la dernière missive.
Parce que tout a une fin, et qu’il ne tient qu’à nous de la situer.
Au-dessus de sa tête un arc-en-ciel vint se superposer aux gros nuages gris, encore lourds de pluie et plein d’éclairs. Le vent souffla sur ses joues, séchant ses larmes. Un rayon de soleil lui arracha un sourire. Son souffle accéléra. Et son cœur fit une chute que rien ne semblait plus pouvoir arrêter tant il était lourd de chagrin.
Le temps des Deuils était venu. Là où le Printemps appelait à une renaissance, elle entrait dans l’Hiver de son âme. Et ce n’était pas son corps, incapable de se réchauffer quelques soient les efforts physiques qu’elle fournissait, qui viendrait signifier le contraire. Ni colère, ni amertume. Mais un besoin immense de se laisser bercer dans les bras de la déesse et de se rencontrer, au-delà de toutes les constructions mentales, de toutes les illusions, de toutes les couches superposées pour « aller en société ».
Il lui fallait retrouver le lien. La connexion. L’indispensable fonction qui faisait que sa vie pouvait trouver un soutien, à défaut d’un sens pour continuer de se dérouler. Parce qu’elle ne pouvait accepter de parcourir la forêt sans ne plus rien ressentir. Pourtant la malédiction avait été jetée, et elle l’avait écartée d’un vague geste de la main, sans lui accorder le moindre poids. Aujourd’hui, elle s’en mordait les doigts et espérait…
Parce qu’il ne lui restait plus que ça.